
Par Dalton Higgins
Ces derniers mois sont loin d’avoir été ordinaires pour moi. En tant que propriétaire afro-canadien d’une des plus entreprises de relations publiques les plus en vue au Canada qui se spécialise dans la musique Noire (rap, R&B, électronique), j’ai été aux premières loges — bien avant les manifestations, les carrés Noirs et les mots-clics — d’innombrables et dégoutants gestes racistes anti-Noirs qui vous feraient tourner la tête comme une hélice d’hélicoptère. Ici même. Au Canada. Dans la « multiculturelle » Ville Reine, Toronto.
Parler de racisme structurel et systémique au Canada signifie prendre le temps de regarder autour de soi, regarder les faits (pas les émotions) et observer les mesures concrètes d’équité — comme la représentativité — en place. Aucune donnée concrète n’est (pour l’instant) colligée au Canada afin de déterminer la cote des entreprises canadiennes de l’industrie de la musique et des relations publiques lorsque vient le temps d’embaucher et de retenir des employés Noirs. Les États-Unis sont toujours loin devant nous au chapitre des données raciales. Selon Data USA, à peine 7,15 % des publicitaires sont Noirs (non hispaniques).
Mais pas besoin de statistiques pour le voir. Notre industrie n’est pas si grande. Allez dans n’importe quel gala de prix, colloque, festival de musique et autres conférences, et vous verrez comme moi que notre présence est minime, voire inexistante. Jessie Reyez, lauréate de plusieurs prix JUNO et qui n’est pas Noire, a tellement été choquée par le manque de représentation Noire dans les principales maisons de disques canadiennes qu’elle a énuméré, dans le cadre de l’émission spéciale Change and Action : Racism in Canada, diffusée par CTV, la liste des pourcentages incroyablement bas d’employés Noirs employés par ces entreprises avant de dire que « ça n’est pas acceptable. »
Et comme le nombre d’entreprises de gestion d’artistes, de tourneurs, d’avocats du divertissement, de directeurs musicaux et de la programmation, de promoteurs, de propriétaires de salles, etc., est ridiculement bas dans l’industrie du divertissement au Canada et étant donné que ces postes ont une relation naturellement symbiotique — p. ex., « 65 pour cent de ma clientèle arrive par le bouche-à-oreille » —, il n’est pas difficile de voir que les dés sont pipés.
J’ai toujours été en faveur de la notion qu’il faut « construire ses propres chances » et être propriétaire de son entreprise — les « entrepreneurs en série » ont une certaine façon de faire les choses —, mais c’est surtout dû au fait que j’ai grandi en lisant au sujet des exploits du regretté titan des affaires Marcus Garvey qui insistait que les gens de la communauté Noire doivent être propriétaires de leurs entreprises, de leur immobilier et de leurs moyens de production et de distribution afin de vivre une existence plus épanouie.
Par ailleurs, il est indéniable que si je n’avais pas été un acteur de longue date dans les médias au Canada et aux États-Unis, mon entreprise serait morte il y a longtemps. Je ne mentirai pas. Nos services sont très demandés au cours des cinq dernières années, et c’est peut-être dû au fait que nous produisons des résultats pour nos clients et, souvent, nos devons travailler cinq fois plus que notre concurrence. (Bon nombre de jeunes Noirs se font dire par leurs parents que le racisme anti-Noir signifie qu’ils doivent 10 fois meilleurs que les blancs et qu’il se pourrait quand même qu’ils reçoivent la moitié moins de résultats.) Et je ne parle pas de la concurrence provenant d’autres boîtes de relations publiques.
Le périple d’un publicitaire Noir au Canada, c’est d’être assis, impuissant, pendant qu’une pléthore d’artistes rock, indie rock, country et folk médiocres reçoivent plus d’attention de la part des médias locaux que certains de nos artistes rap, R&B et électronique de calibre mondial. Ironiquement, ils attirent énormément d’attention de la part de médias majeurs aux États-Unis — Billboard, SPIN, Hypebeast —, sans parler du fait qu’ils ont plus d’écoute sur les plateformes de diffusion en continu, plus d’abonnés sur les réseaux sociaux et qu’ils sont généralement plus cools.
La domination totale de la musique Noire contemporaine (c.-à-d. le rap et le R&B) au chapitre des diffusions en continu et des ventes est aux antipodes de la couverture médiatique qu’on lui accorde au Canada. C’est le proverbial éléphant rose dans la pièce. Si les médias musicaux étaient une réelle méritocratie basée sur les ventes, la culture des jeunes, la pénétration du marché, le potentiel de croissance, le facteur « cool » et toutes les autres mesures de ce qui est pertinent et in dans le domaine de la musique, on entendrait et verrait beaucoup plus d’artistes Noirs à la télé, à la radio, dans les journaux et les magazines et sur les blogues. Ce qui n’est pas le cas au Canada.
Je ne parlerai même pas des microagressions que j’endure quotidiennement pendant que je dirige mon entreprise et que je fais mon boulot. Y a-t-il une raison pourquoi les employés de soutien (ou les gardiens de sécurité) dans les entreprises médiatiques qui retiennent nos services me demandent systématiquement – et de manière clairement méfiante – « est-ce que je peut faire quelque chose pour vous aider ? » quand j’arrive dans leur lobby, sous-entendant que je n’y suis pas à ma place même si c’est évident que je suis là pour une réunion ou pour aider mon client ? Si j’étais blanc, c’est clair qu’ils ne viendraient pas vers moi en me posant des questions aussi idiotes. Peut-être que la prochaine fois qu’on me demandera « est-ce que je peux vous aider ? », je vais répondre « Hhhmmm, oui, vous pouvez m’aider en vous ôtant de mon putain de chemin pour que je puisse aider mon client qui est finaliste aux Grammy/lauréat de prix JUNO/au sommet du palmarès des ventes, s’il vous plait, et merci. »
En tant que publicitaire Noir, je dois malheureusement passer — perdre ! – un temps incalculable à éduquer les gens sur la race, l’ethnicité et l’histoire de la musique. Mais le fait que je suis Noir ne signifie pas que je ne représente que des artistes Noirs. Je représente les intérêts d’artistes blancs, asiatiques, autochtones, sud-asiatiques et latino-américains, et tout ça parce qu’il y a, depuis une vingtaine d’années, beaucoup d’hybridation. La plupart des bons musiciens contemporains, peu importe leurs désignations culturelles et raciales, ne croient pas aux vases clos des genres musicaux.
Et de toute façon, la musique et la culture Noire influencent les créations de tout le monde. C’est vrai depuis toujours. D’où croyez-vous que le « Roi du Rock “n’ Roll » a puisé son inspiration, son style de jeu à la guitare et ses pas de danse ? Vous n’allez pas me dire que vous ne connaissez pas Bo Diddley ? Il ne faut jamais oublier que l’habit ne fait pas le moine, comme je l’ai appris très vite après avoir travaillé pendant quelques années dans la scène musicale soi-disant « musique du monde ». C’est la scène musicale sans doute la plus problématique lorsque vient le temps de gérer ses problématiques de racisme, de représentativité, de colonisation et d’autres pratiques d’embauche douteuses, mais j’y reviendrai dans un autre texte.
Que réserve l’avenir aux professionnels de mon genre ? Nous voulons essentiellement n’avoir rien à faire avec « l’ancienne garde ». Pourquoi ? Parce que rien ne nous ennuie plus que l’homogénéité. De toute façon, bien honnêtement, je préfère de loin mettre temps et efforts à bâtir une nouvelle garde plus intéressante et représentative de nos réalités démographiques et musicales contemporaines. Malgré ce que font certains des derniers « cerbères » (on vous voit), les styles musicaux qu’ils soutiennent sont en train de mourir de leur belle mort. Et ce que j’écris ici n’a rien à voir avec ce déclin. C’est à cause des gens. Les consommateurs de musique. Ils veulent plus de hip-hop, de R&B, d’Afrobeat, de musique électronique. Peut-être que nous vivons sur la planète hip-hop et vous aussi.
Mais malgré tous ces irritants anti-Noirs dans l’industrie, je vais continuer de travailler avec mes talentueux clients afin de faire connaître leur histoire. Je tire encore la plus grande satisfaction de réussir un bon coup dans les médias pour mes clients, qu’ils soient des vedettes ou pas. Et c’est vrai que vous allez continuer à me voir faire la fête avec mes clients en émergence autant que ceux qui sont des célébrités. Même pendant que Paris brûle.