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Marché de la diffusion en continu

publié 10/17/2019

Par Ed Henderson

En février 2007, convaincu que la diffusion par Internet ne serait jamais quelque chose de majeur, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) annonçait une ordonnance d’exemption (C-58) que l’on appelle désormais exemption numérique portant sur les contenus transmis par Internet. Cette exemption signifiait qu’Internet ne serait pas considéré comme un diffuseur et ne paierait donc pas de taxes. Les propriétés étrangères ne seraient pas soumises à la réglementation et il n’y aurait aucune obligation pour elles de mettre en vedette des contenus canadiens ni de contribuer financièrement, à l’instar de tous les autres diffuseurs, à la création de contenus canadiens.

Cela a permis aux diffuseurs Internet de rire tout au long du trajet qui les conduit à la banque.

Le gouvernement canadien reconnaît depuis longtemps que la proximité des États-Unis constitue une menace à notre existence culturelle. Depuis le tout début du 20e siècle, notre gouvernement cherche des façons de protéger l’unicité de la culture canadienne. En 1936, le gouvernement fédéral a adopté la Loi sur la radiodiffusion qui établissait un espace où les voix canadiennes pourraient être entendues partout au pays. Depuis 1957, le gouvernement canadien a réglementé la propriété étrangère des radiodiffuseurs canadiens afin de la limiter à 20 %.

La réglementation imposant des quotas de contenus canadiens à la télévision (adoptée en 1961) et à la radio (en 1970) ont permis de bâtir encore davantage notre culture à un point tel qu’à partir des années 70, les artistes canadiens ont pu jouir d’une véritable carrière au Canada alors qu’auparavant, la plupart devaient d’exiler pour espérer réussir.

Aujourd’hui, la présence de plus en plus dominante d’un Internet déréglementé signifie que l’histoire se répète. On voit de nouveau des artistes canadiens quitter le pays afin de lancer leurs carrières artistiques.

Le résultat net est que nous perdons des emplois dans tous les secteurs des arts et des médias. Nous perdons également des contenus et des programmes canadiens.

Mais les créateurs, interprètes et éditeurs canadiens ne sont pas les seuls touchés par un Internet déréglementé. À mesure que la diffusion par Internet prend de l’ampleur, les médias traditionnels du Canada ont également souffert : les journaux, la télé, la radio et le câble ont vu leurs revenus publicitaires diminuer année après année. Les revenus de la télévision conventionnelle sont passés de 1,984 milliard $ en 2011 à 1,411 milliard en 2018, c’est une diminution de presque 30 %. Cela s’est traduit par des pertes financières annuelles de 7 millions $ en 2012 pour atteindre 144 millions $ l’an dernier — un déficit total sur sept ans de 675 millions $. Les revenus de la radio commerciale ont atteint un sommet de 1,6 milliard $ en 2013 avant de retomber à 1,49 milliard $ en 2018, une diminution de 7 %.

Le résultat net est que nous perdons des emplois dans tous les secteurs des arts et des médias. Nous perdons également des contenus et des programmes canadiens.

Par ailleurs, ces pertes de revenus se traduisent également par une réduction des dépenses pour ces productions. Les producteurs ont moins d’argent pour payer les créateurs. Ces producteurs demandent de plus en plus les droits d’auteurs et les redevances qui leur sont dues — un effet secondaire sûrement inattendu de cette exemption numérique.

Pendant ce temps, les diffuseurs Internet — la plupart basés en Californie — engrangent des milliards de dollars. Les revenus des services de contournement (over-the-top services) sont passés de 115 millions $ en 2011 à 1,3 milliard $ en 2018 — une augmentation de 1130 % — et les prévisions sont de 2,351 milliard $ en 2022. La vaste majorité de ces revenus quittent le Canada.

Dans leur livre The Tangled Garden (publié chez James Lorimer & Company Ltd., 2019), Richard Stursberg et Stephen Armstrong proposent une solution toute simple à ce problème : abroger l’exemption numérique.

Je les cite : « La culture est un secteur d’une importance incroyable au Canada. Selon les chiffres du gouvernement, il représente près de 54 milliards $ par an et fait travailler 650 000 personnes. Cela signifie que ce secteur est presque deux fois plus gros que le secteur de l’agriculture, des forêts et des pêcheries combinés. Il représente le double du nombre d’emplois dans les secteurs des mines, du pétrole et du gaz. »

Stursberg et Armstrong décrivent de manière éloquente la vitesse vertigineuse des pertes du secteur culturel canadien : « À partir de 2010… une grande partie de ce qui avait été acquis a commencé à s’effriter. La puissante industrie des journaux a dû se battre pour sa survie et a congédié ses journalistes et fermé ses bureaux régionaux d’un bout à l’autre du pays. La très profitable industrie de la télévision a commencé à perdre de l’argent. Les navires de CTV, Global et CityTV, les puissances économiques du secteur des médias privé et les plus importants acheteurs d’émissions dramatiques et d’humour, prenaient l’eau dès 2012. Les secteurs des magazines et du cinéma ont également été entraînés dans le maelstrom créé par les FAANGS. »(Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google)

Il est urgent que le gouvernement intervienne.

Abroger l’exemption numérique ne coûtera vraisemblablement rien au gouvernement et aux citoyens canadiens. Selon Stursberg et Armstrong, « appliquer les taxes de vente, abolir les crédits d’impôt pour les filiales étrangères et éliminer le vide juridique entourant l’application de C-58 génèreront suffisamment d’argent » pour protéger les contenus canadiens dans le marché numérique.

« Ces mesures n’ont rien de nouveau ou d’étrange. Ce sont simplement une extension des règles qui ont, historiquement, guidé les industries de la radiodiffusion et des journaux. Elles exigent des FAANGs qu’elles se soumettent aux mêmes régimes fiscaux que les médias traditionnels, qu’elles effectuent les mêmes contributions pour la production de contenus canadiens et qu’elles respectent les mêmes normes de civilité et de transparence que les journaux et les radiodiffuseurs. »

 Il est urgent que le gouvernement intervienne. Les auteurs nous mettent ainsi en garde : « ces changements aux politiques… doivent être mis en place dès maintenant. La situation financière des médias traditionnels est si précaire qu’ils ne pourront pas tenir le coup encore très longtemps. »

Ces changements tout simples doubleraient pratiquement le soutien offert aux industries culturelles canadiennes en plus de générer des revenus fiscaux additionnels pour le Canada. Selon l’hypothèse de Stursberg et Armstrong, l’abrogation de l’exemption numérique et le fait de traiter les diffuseurs Internet en tant que tels — des diffuseurs — les 100 millions $ que Netflix a dépensés pour des productions canadiennes en 2017 auraient alors été de 230 millions $ et auraient représenté 320 millions $ en 2021.

L’Union européenne est passée à l’action. Elle a récemment adopté une loi visant à soutenir son économie culturelle florissante en appliquant aux diffuseurs Internet les mêmes réglementations auxquelles les radiodiffuseurs sont assujettis.

Le Canada doit lui emboîter le pas. Il faut traiter Internet comme le diffuseur qu’il est. Il faut le réglementer et exiger qu’il fasse sa part pour soutenir et diffuser les contenus canadiens.

L’existence culturelle du Canada en dépend.

Une version de l’éditorial d’Ed Henderson a été publiée dans l’édition du 15 octobre 2019 du Globe and Mail.

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