
Par Chaka V. Grier
Depuis aussi longtemps que je me souvienne, même depuis toute petite, les musiciens de métro, fournisseurs de prestations souterraines non sollicitées, me rendent perplexe et même triste. Debout sous un éclairage fluorescent brillant, ils exécutent des chansons originales ou des reprises souvent étonnamment agréables à écouter, et parfois assimilables à du karaoké de qualité douteuse. J’ai souvent évité de les regarder dans les yeux en me demandant quel intérêt il pourrait y avoir à faire de la musique dans un espace fréquenté par des gens comme nous qui, dans 99 pour cent des cas, ne cherchent qu’à aller du point A au point B le plus rapidement possible.
J’ai parfois jeté un coup d’œil – discret, bien entendu – sur leur étui de guitare rempli de monnaie. Parfois il n’y avait que quelques pièces, et c’est là que la tristesse apparaissait. Comme journaliste indépendante, je connaissais bien cette pauvreté, mais, en bonne artiste affamée, j’étais contente qu’elle soit secrète entre les quatre murs de mon compte en banque et non pas exposée aux yeux du monde entier. Mais tandis que je secouais la tête comme une maman perplexe – en me demandant pourquoi un guitariste de métro qui a l’air gentil et qui donne une interprétation pas mal convaincante de « You Got Lucky » de Tom Petty peut se mettre dans une pareille situation – j’ai été impressionnée par le nombre de musiciens qui se produisent fièrement et passionnément dans le métro malgré l’indifférence des passants et qui se contentent des quelques pièces de monnaie qu’ils leur jettent.
Éventuellement, à mesure que je me passionnais pour les émissions de téléréalité sous forme de compétition musicale, j’ai compris. Ces prestations nous transportent dans l’univers éreintant des auditions et de la quête de la célébrité, et les musiciens du métro, d’une certaine manière, sont des pionniers dans le domaine de ces brutales auditions publiques. Ils nous rappellent ces humoristes courageux qui montent en scène au risque de se faire huer et bravent l’indifférence et peut-être les railleries pour apprendre à s’adonner à leur passion pour le rire. Les musiciens du métro font preuve d’autant d’audace pour l’amour de la chanson.
J’ai bientôt cessé de mépriser les musiciens du métro et commencé à en apprécier la vraie grandeur. Sans m’en rendre compte, j’avais été témoin d’un des actes de courage les plus remarquables qu’une journaliste musicale puisse observer : des artistes sous-estimés qui amènent leurs chansons et leur art dans les espaces les plus froids, les plus agités et les plus superficiels que j’aie connus au cours de ma vie. Je n’avais pas compris à quel point le son d’un tambour métallique pouvait réchauffer une journée d’hiver pendant que je faisais la queue pour commander un café à la vanille française et deux beignes glacés au chocolat; à quel point le son agréable des saxophones, des guitares folk mélodieuses et des voix me signalait que j’étais arrivée à ma station et que je serais bientôt chez moi, ou encore retenait mon attention quand j’avais rendez-vous avec un ami qui était en retard.
Un jour, j’ai abordé un musicien bourré de talent dans la station Bloor-Yonge du métro de Toronto. Il m’a raconté qu’il avait été en nomination aux prix JUNO et s’était produit partout au Canada. J’étais en présence d’un vrai musicien! Ça m’a rendu tellement curieuse que j’ai fait une recherche sur les musiciens du métro sur Internet, où j’ai appris que les musiciens doivent passer une audition devant la Toronto Transit Commission (TTC) pour pouvoir se produire dans ces espaces. Pour ces musiciens, le métro n’est pas la scène de la dernière chance. Ils obtiennent une licence et se voient admettre dans les rares espaces qui leur sont réservés dans le métro : 75 exactement. Ce sont souvent des musiciens ambulants, de véritables artistes bohèmes qui apprennent à connaître la diversité, l’atmosphère et l’évolution des différents quartiers de la ville en faisant le tour de ces 25 espaces. La plupart ne se contentent pas de se produire dans le métro : certains enseignent, enregistrent ou font les deux.
Le programme de la TTC a récemment pris le nom d’Underground Sounds. De nouvelles stations ont été ajoutées au circuit et, pour la première fois, les musiciens peuvent passer leur audition en ligne. Dans certains espaces comme ma propre station, celle de Finch (et aussi celles de Bloor-Yonge, Spadina et Main Street), j’ai remarqué un frappant encadrement noir en vinyle qui va du mur au plancher et qui est décoré d’autocollants d’inspiration musicale. C’est un espace réservé aux musiciens qui les sépare subtilement et efficacement de nous en nous faisant comprendre que cet endroit leur appartient. Ils ont créé le mot-clic #TTCmusic en célébration de ces musiciens méconnus qui donnent un éclat brillant à des tunnels mornes et font vibrer nos heures de déplacement. Il y a quelque chose de profondément généreux chez ceux qui apportent de la joie dans des espaces qui en sont dépourvus et qui, certains jours, ne récoltent qu’une poignée de dollars pour leur peine.
Voilà donc mon hommage aux musiciens du métro entre les stations Finch et Main Street et partout ailleurs dans le métro de Toronto. Merci de votre courage artistique. Merci de rendre plus supportable une expérience de déplacement en métro qui peut être banale, parfois peu fiable et occasionnellement exaspérante. Et merci à #TTCMusic de mettre de l’entrain dans mes journées.